Peut-on encore espérer goûter au silence en ce bas monde ? Je ne crois pas, en tout cas, pas tant que la frénésie capitaliste tiendra les cerveaux dans un état d'énervement chronique uniquement destiné à créer puis exploiter les frustrations et les peurs qu'il impose. Qu'il y ait du bruit en ville, je comprends et il n'est pas nécessaire d'avoir fait de hautes études pour le comprendre. Qu'il y en ait autant (ou presque) à la campagne, là, je m'interroge. Je ne parlerai ici que de la vie du village de campagne de Bretagne nord où je vis.
En discutant il y a peu avec un gars du coin, il me sort le plus naturellement du monde l'air étonné, après que je lui faisais la remarque que je trouvais qu'il y avait beaucoup de chiens à aboyer pendant des heures en se relayant les uns après les autres et que les motos, tracteurs et autres innombrables engins et appareils à moteurs thermiques faisaient un vacarme digne du rond point des Champs Elysées un jour de pointe : "Ah, mais c'est ça la campagne ! Ce sont les bruits de la campagne ca !" Moi, naïf, je pensais, pour l'avoir connu dans ma jeunesse, que les bruits de la campagne, ceux de la nature étaient le vent dans les arbres, les criquets et grillons, le beuglement des vaches, les chouettes la nuit etc. Ben non,c'est plus ça. Dans ce monde qui vit à un rythme effréné, même la campagne est devenue bruyante et il faut trouver ça normal au risque de passer pour un idiot qui ne comprend rien au progrès, bref, un emmerdeur pire même, un écolo. Le monde rural traditionnel de ma région mort et enterré depuis les années 60/70 suite à la révolution verte, cette vaste escroquerie capitaliste productiviste, est devenu une machine infernale à produire et surproduire dans un ballet incessant de moteurs. Je ne peux m'empêcher de penser au livre "Les raisins de la colère" dans lequel au cours d'une sécheresse historique doublée de la dépression économique dramatique de 1929, des hommes, assis sur des tracteurs travaillaient sans relâche une terre qui n'était que poussière. Nous n'en sommes pas encore à le sécheresse, certes, mais le travail dont une partie est inutile continue pourtant sans relâche ou presque, tout ça pour qu'une partie d'entre eux finissent par se pendre faute de gagner un salaire digne. Du bruit, encore plus de bruit pour montrer une image de courage face à l'adversité, face au qu'en dira-t-on, face à la pression ogresque des marchés, entités invisibles avalant les richesses produites par toutes ces fourmis malheureuses mais opiniâtres. Voilà ce qu'est devenue la campagne, ma campagne bretonne qu'on défigure chaque jour un peu plus et qu'on veut nous vendre comme étant un paradis sans jamais réellement montrer son vrai visage, celui d'une région réduite à un label économique rentable pour un establishment prêt à en tirer tout ce qu'il peut jusqu'à plus soif, celui d'une région folklorisée à outrance par ceux même qui l'on mise à genou. Il faut croire que le bruit aide à faire du business et rend aveugle aussi.
Parfois, au gré du calendrier, des manifestations se déroulent pour commémorer tel ou tel événement. Qu'organise-t-on ? Un bon vieux moto cross, un rallye auto, le tout dans une ambiance festive de fête foraine avec sono de malade. Vous n'en avez pas encore assez ? Heureusement une bonne rave se prépare en secret qui vous empêchera de dormir une nuit prochaine soyez en sûrs ! Trop cool la vie à la campagne !
Avec le bruit il y a les odeurs (bien de chez nous celles là). L'épandage de purin jour et nuit pendant des semaines nous conduisant à des pics de pollution à l'ammoniac et particules fines en plein confinement et empêchant de dormir la fenêtre ouverte ! Mais ça aussi c'est normal parait-il. "T'as qu'à fermer ta fenêtre (rire gras) et puis c'est pas la mort hein!" Le pire dans tout ça c'est que le monde agricole et tout ce qui gravite autour a réussi le tour de force de faire rentrer dans les têtes y compris de ceux qui ont connu les temps au rythme lent de la bête et de l'humain que la campagne, la nature c'est eux, c'est leur propriété exclusive. La campagne et la vie à la campagne sont réduites à leurs seuls tracteurs, à leurs seules activités, à leurs points de vue étriqués braqués sur les rendements, les techniques pour y arriver. Pas de place pour la réflexion, pas de place pour l'observation de l'environnement, pas de place pour l'émerveillement. Rien, le vide . On exécute, point ! Du bruit encore du bruit, toujours du bruit pour tenter de couvrir les voix discordantes qui commencent à s'élever plus nombreuses chaque jour.
Il n'y a guère que la nuit qu'on peut enfin goûter à un calme précaire puisque régulièrement entrecoupé d'aboiements et autres bruits d'avions, tracteurs ensilant le maïs (à partir de septembre) ou récoltant les céréales (de juin a fin juillet) ou épandant ce qui peut encore l'être sans être vu . Là, sous une voûte céleste de toute beauté se dessinent la voie lactée et ses étoiles et commencent enfin à se manifester les bruits de la nature, les vrais. Pour le coup on se sait pour un temps encore à la campagne et de nouveau on se sent faire partie d'un tout réconfortant et apaisant...jusqu'au lendemain...